Armand Abécassis répond à Michel Onfray
(Le « Traité d'athéologie » de Michel Onfray (Grasset) est en tête des ventes. Le philosophe a accordé un entretien au Point (10 février) qui a suscité beaucoup de réactions. Parmi elles, celle de l'un des plus grands exégètes du judaïsme, Armand Abécassis, pour qui Onfray est dans le plus absolu contresens.)
« J'ai lu votre entretien avec Mlle Elisabeth Lévy dans le numéro du Point n° 1691 (10 février 2005). Permettez au religieux juif que je suis d'y réagir.
Vous commettez la même erreur que Bergson dans « Les deux sources de la morale et de la religion » et Simone Weil, la philosophe. Vous parlez de ce que vous ne connaissez pas et que vous n'avez pas étudié : le judaïsme. Je ne parle pas de la Bible que vous avez lue, j'espère, en tant que philosophe ; je parle de l'interprétation juive de la Bible hébraïque.
Vous commettez une seconde faute : vous défendez l'hédonisme et vous en avez parfaitement le droit et même le devoir respectable. Mais vous croyez argumenter votre philosophie en traitant la religion d'« extinctrice de vie ». Je ne crois pas que cette qualification soit légitime. Avez-vous lu le Cantique des cantiques ? Les rabbins l'ont intégré au canon biblique pour la raison que « tous les livres de la Bible sont saints et le Cantique des cantiques est saint des saints ». Pourtant, on n'y parle pas de Dieu, ni d'alliance, ni d'éthique, ni de philosophie, ni d'Israël, ni de politique, mais de ce qui pourrait vous faire plaisir. Ecoutez bien :
« Qu'il m'embrasse à pleine bouche ! car ses caresses sont meilleures que le vin... »
« Mon bien-aimé pour moi est un sachet de myrrhe, entre mes seins il passe la nuit. »
« Que tu es beau mon bien-aimé, combien gracieux ! Combien verdoyante est notre couche. »
« Ma colombe... fais-moi voir ton visage, fais-moi entendre ta voix, car ta voix est agréable et ton visage est beau. »
Epicure ou les hédonistes ont-ils écrit des poèmes semblables ? Les poètes de la Pléiade, peut-être.
Vous voulez, dites-vous, « libérer la sexualité de toute culpabilité », vous n'ignorez pas sans doute que le Créateur lui-même ordonne à l'homme et à la femme de s'unir sexuellement et juge qu'« il n'est pas bon que l'homme soit seul ».
« C'est pourquoi, ajoute-t-il, l'homme doit quitter son père et sa mère, s'attacher à sa femme et former avec elle une seule chair. » Savez-vous que l'homme et la femme étaient nus à l'origine et n'en éprouvaient aucune honte ? Ce n'est donc pas la sexualité qui est mauvaise, mais c'est ce que nous en faisons. Il n'existe pas d'autre fin à l'existence que la jouissance. Qu'elle soit physique, psychologique ou spirituelle, la question est celle de son sens et de ses conditions. Je n'ignore pas que la religion chez beaucoup de religieux est associée à la culpabilité et à l'obsession. Freud en a rencontré beaucoup dans son cabinet. Je sais aussi comme vous que la religion s'abâtardit en exercice de pouvoir, en exploitation, en manipulation et en guerre sainte. Est-ce la faute de la religion ou de la fragilité de l'appareil psychique qui s'aventure très rapidement dans l'illusion, l'erreur et la pathologie ? Platon avait raison de constater que le temps, le mouvement et la multiplicité sont des lieux de chute de l'âme. Mais la religion fait remarquer que ce n'est pas la faute du temps et du multiple mais de la mauvaise volonté de l'homme. Faut-il vous rappeler, cher collègue, l'histoire des matriarches bibliques, les harems de David, ancêtre du Messie et père de Salomon, dont le Cantique des cantiques dit qu'« il avait soixante reines, quatre-vingts concubines et un nombre incalculable de jeunes filles ». On dit pourtant qu'il était un grand sage.
Mais venons-en au plan philosophique qui vous concerne.
Vous dites : « La croyance des religions s'appuie sur des affirmations gratuites : Dieu existe. Il crée le monde. Jésus meurt et ressuscite. » Je laisserai le chrétien vous répondre sur Jésus. Je vous réponds en tant que juif qui sait que sans la raison on devient fou et qu'avec la raison seule on menace l'humanité et la planète. En tant que philosophe dont la fonction est d'abord l'analyse des concepts, vous devez savoir que l'expression « Dieu existe » est aussi absurde que celle de « Dieu est ». Vous parlez de croyance : l'homme peut-il vivre « sans croyance à », par exemple à l'avenir, à la paix, à la raison, à soi-même, etc ? Ainsi vous « croyez » sans le démontrer que Dieu fut inventé « pour conjurer l'angoisse et la peur de la mort ». Certes, pour beaucoup de religieux ! Mais oserai-je vous demander de préciser la représentation ou la signification que vous associez à ce concept de Dieu ? Pensez-vous vraiment que le judaïsme « croit » à quelqu'un qui se trouve je ne sais où assis sur son trône et tenant d'une main une carotte et de l'autre un bâton ? Vous n'avez jamais ouvert le Talmud pour vous renseigner sur ce que les rabbins pensent de ces expressions « religieuses » et de la conception populaire de Dieu et de la religion que vous vous faites pour mieux la dénigrer. En réalité, vous êtes athée du Dieu que vous vous représentez et vous avez raison. Vous êtes aussi athée du Dieu des théologiens, des romantiques, des fausses mystiques et de la religion populaire que vous connaissez. Le Dieu d'une institution peut être une idole même si elle l'ignore et l'impose par la force.
Là où je vous suis en tant que juif, c'est dans votre insistance sur la finitude humaine, sur la faiblesse humaine et sur la magie qui croit les conjurer. Le juif lutte également contre les dégradations du message biblique, contre les fondamentalismes et les obscurantismes, contre tout ce qu'il appelle idole. La question essentielle est : à quoi renvoient les récits bibliques ? Vous ne pouvez sérieusement les réduire à une thérapie ou à une conjuration de l'angoisse de la mort. Vous n'ignorez pas que toutes les valeurs de la société laïque sont des valeurs bibliques sécularisées.
Vous rêvez d'un « humanisme postchrétien ». Avez-vous réfléchi à l'« autre humanisme », comme l'écrit Lévinas ? Votre humanisme athée n'a-t-il pas pour source l'humanisme monothéiste ?
Vous écrivez : « Le monothéisme déteste l'intelligence. » Je mets cette expression au compte du grand ressentiment, même au sens nietzschéen, que vous avez. J'ajoute cependant que, dans le cas où l'athée rappelle par sa simple existence qu'on ne peut croire n'importe quoi ni n'importe qui pour protéger la société et la démocratie, il doit le faire avec intelligence et objectivité.
Je m'aperçois également que vous critiquez particulièrement l'Eglise et le christianisme. Vous ne retenez du monothéisme juif que « la terre dite des ancêtres » et de l'islam que l'« islamisme ». J'aurais aimé vous entendre dire que le rappel des ancêtres et le retour des juifs sur leur terre ne donnent pas tous les droits et imposent au contraire des devoirs supplémentaires.
Enfin je suis déçu de la compréhension du rite et de la loi qu'un philosophe tel que vous s'est construite afin de mieux la dénigrer. Je me permets de vous rappeler que le monothéisme à travers ses trois modalités repose sur les deux principes suivants : la recherche de la paix et l'affirmation que c'est l'humanité, et non tel peuple ou tel homme, qui fut créée à l'image de Dieu
© le point 24/03/05 - N°1697 - Page 94
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