Source: Proche-orient.info
Par Pascale Zonszain pzonszain@atarim.com
Une fois encore, c'est Alain Finkielkraut, le philosophe français, qui se fait le porteur de mauvaise nouvelle. En quelques pages aiguës, il présente une analyse inquiétante du vertige qui s'est emparé de l'Europe en général et de la France en particulier. Ce que quelques observateurs avaient déjà commencé à dénoncer au prix de leur marginalisation, Alain Finkielkraut le prolonge dans un avertissement vers le grand public : la haine antijuive sous une nouvelle forme et avec de nouvelles forces a de nouveau droit de cité dans le grand déballage des idées qui agitent la société contemporaine.
Pour comprendre cet antisémitisme qui vient, "il ne suffit pas d'être sans illusions" avertit Alain Finkielkraut qui invite ses lecteurs à ne pas céder à la facilité d'un fatalisme. On assiste, selon lui, à l'émergence haineuse d'une expression résolument contemporaine en ce qu'elle trouve sa source dans ce qui aurait dû l'éradiquer à tout jamais : la Shoah. Ou plus précisément dans la culpabilité liée à la Shoah. Pour Alain Finkielkraut ce n'est pas, comme on aurait pu le craindre l'oubli, mais l'excès de mémoire, qui en est la cause. L'Europe d'après la Deuxième guerre mondiale s'est à ce point abîmée dans une hyperconscience de l'horreur, qu'elle en a fait son credo, résumé dans le slogan connu du "plus jamais ça".
C'est d'ailleurs là que le philosophe entreprend de démonter un premier paradoxe apparent. Comment peut-on parler d'une conscience exacerbée de la Shoah, alors que "l'enseignement de la Shoah se révèle impossible à l'instant même où il devient obligatoire" ? C'est que, de cette monstruosité de l'extermination systématique de six millions de Juifs, l'Europe n'a voulu retenir que l'essence même de cette destruction, l'élimination de l'homme au seul motif qu'il est homme. Ainsi, la culpabilité devient plus abstraite, puisqu'elle n'est plus réduite à la seule dimension juive : ce qui permet aussi de lui adjoindre toutes les turpitudes passées produites par le continent européen, qu'il s'agisse des guerres, des persécutions religieuses ou politiques ou encore du colonialisme.
"Pour vivre avec cette culpabilité, l'Europe post-criminelle est, pour le dire avec les mots de Camus, un 'juge-pénitent' qui tire toute sa fierté de sa repentance et ne cesse de s'avoir à l'oeil", constate Finkielkraut. L'Europe expie donc ses péchés et, dans le même temps, veille à disqualifier tout ce qui pourrait la faire fauter à nouveau, tout ce qui pourrait entrer dans les éléments constitutifs du fascisme.
Mais alors que cette Europe, qui a entrepris de se dissoudre dans le repentir idéalisé d'Auschwitz où elle croit trouver sa nouvelle raison d'exister, tourne en rond pour rattraper sa bonne conscience comme un chien essaie de se mordre la queue, les Juifs viennent enrayer cette mécanique folle, empêchant ces nouveaux derviches d'atteindre à l'extase lénifiante de la transe, précisément parce qu'ils n'entrent pas dans cette ronde de l'auto-flagellation. Pis ! ils s'éloignent de l'universel humain pour choisir une "assimilation à contretemps (…) qui les fait tomber dans l'idolâtrie et la sanctification du Lieu quand le monde éclairé se convertit en masse au transfrontiérisme et à l'errance". La création de l'État d'Israël est à ce titre insupportable aux hérauts de la repentance universelle. Ils ne peuvent admettre en effet que les Juifs non seulement se tournent vers le nationalisme, mais que, de plus, ils se sentent désormais investis d'une sorte de supériorité, qui leur aurait été conférée par les excuses et le pardon que l'Europe leur adresse depuis la Shoah – ce qui leur conférerait une impunité face au commun des mortels, doublée d'une exonération définitive de culpabilité.
Or, comment ne seraient-ils pas coupables de ce qu'ils font subir aux Palestiniens ? Deuxième paradoxe exposé par Alain Finkielkraut, et qui permet de rendre sa légitimité à la réprobation du Juif.
Obnubilés par leur "hantise du mal radical", les juges-pénitents ont fini par créer une nouvelle religion, celle de "l'humanité à laquelle l'Europe a été convertie par la prise de conscience de son antisémitisme". Née des cendres de la Shoah, cette théologie moderne tend à donner une nouvelle image du monde qui ne se diviserait plus qu'en deux catégories, "les deux archétypes du nazi et de la victime". C'est là que Finkielkraut fait intervenir le concept de l'Autre, figure qui, affirme-t-il, "a peu à peu effacé celle de l'ennemi". Il n'y aurait donc plus d'adversaire à combattre, mais un Autre à tolérer, aimer, recevoir. Et si l'on combat l'Autre, c'est parce qu'on le refuse. On devient alors coupable du crime inexpiable de racisme. Si les Israéliens refusent de renoncer à leur identité pour s'ouvrir aux Palestiniens, ils sont coupables. Si les Juifs de diaspora soutiennent le projet sioniste, ils sont complices et, à ce titre, inexcusables. Quant aux bases de cet antisémitisme, dénonce Finkielkraut, elles ne se trouvent plus chez les tenants de la droite antidreyfusarde ou de celle des thuriféraires de Vichy, mais bien chez les généreux progressistes qui descendent dans la rue pour barrer la route au Front National.
Mais si l'on parle de nouvelle religion, alors on retrouve un terrain connu où l'antisémitisme a déjà fait son lit par le passé. Ce qu'Alain Finkilekraut s'accorde à reconnaître - même s'il ne souhaite pas aller jusqu'au bout de son constat, se contentant d'un "peut-être", que l'on pourra trouver un peu frileux au regard de la démonstration brillante et courageuse qu'il expose tout au long de son essai. En effet, même si le philosophe évoque "une résonance de l'Epître aux Romains" ou le prolongement possible d'une "vieille querelle théologique", il semble subitement effrayé par sa propre audace, comme si elle l'avait entraîné sur un chemin où il ne souhaitait pas aller. Et pourtant, ce phénomène n'est pas nouveau. À chaque émergence d'un nouveau culte ou d'une nouvelle idéologie qui pose une partie de ses fondations sur des valeurs prônées par le judaïsme, le refus des Juifs d'y adhérer et de reconnaître qu'elle constitue la seule vraie foi, ne serait-ce que par le seul fait de leur existence, leur a valu d'encourir les foudres de ses adeptes, jusqu'à risquer la disparition pure et simple. Judas et hérétiques pour le Verus Israel chrétien, infidèles pour le prophète Mahomet, marranes pour l'Inquisition, ou encore ennemis du peuple pour la dictature stalinienne, les Juifs qui n'ont pas embrassé la religion dominante du moment, ou dont il suffisait qu'ils soient identifiés comme Juifs, l'ont toujours payé de leur liberté, de leur intégrité ou de leur vie. Le fait qu'ils puissent aujourd'hui être assimilés à ceux–là même qui les ont persécutés, comme une sorte d'aboutissement-justification de la haine dont ils ont fait l'objet au cours des siècles, n'augure en l'espèce rien de bon.
Alain Finkielkraut, né en 1949, à Paris, est le fils d'un juif polonais déporté à Auschwitz. Philosophe, il est l'auteur de nombreux essais dont "La défaite de la pensée" (1987), "La mémoire vaine" (1989), ou "Comment peut-on être Croate ? (1992). Chaque semaine, il anime une émission sur "France Culture"