A Istanbul, il est de bon ton d’affirmer que la Turquie a sauvé de nombreux Juifs du nazisme. Une historienne turque balaie ce mythe.
L’un des mythes nationaux les plus populaires, chez nous, en Turquie, repose sur la croyance selon laquelle des diplomates turcs auraient sauvé des milliers de Juifs condamnés à une mort certaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce qui permet à bon nombre de Turcs de s’enorgueillir de la leçon d’humanité que leur pays aurait ainsi donnée au monde. Mais cela s’est-il vraiment passé ainsi ?
Il faut d’abord savoir que les premières manifestations de sympathie à l’égard du nazisme apparaissent en Turquie dès 1933, c’est-à-dire dès que les nazis arrivent au pouvoir en Allemagne. Mais c’est véritablement à partir de 1937 que la propagande allemande prend son essor, avec l’ouverture d’un “office allemand d’information” à Istanbul, dans le quartier de Cagaloglu. Les articles et les caricatures visant les minorités – et en particuliers les Juifs – se multiplient alors dans la presse turque. C’est aussi cette année-là que le gouvernement turc demande à ses représentations à l’étranger de ne pas octroyer de visas à des Juifs, sans que cette directive ait d’ailleurs un caractère contraignant. En août 1938, le décret n° 2/9498 stipule : “Les Juifs qui, quelle que soit aujourd’hui leur religion, sont soumis à des pressions concernant leurs droits de résidence et de voyage dans les pays dont ils sont ressortissants seront désormais interdits d’entrée et de résidence en Turquie.”
Cette politique s’est illustrée concrètement le 8 août 1939, lorsque le Parita – un navire emmenant en Palestine un groupe de 860 réfugiés juifs venus de plusieurs régions d’Europe – fut obligé, après diverses avaries, d’accoster dans le port d’Izmir. Bien que les réfugiés aient hurlé : “Tuez-nous si vous voulez, mais ne nous renvoyez pas d’où nous venons”, le Parita fut chassé sans ménagement du port d’Izmir par deux bateaux de la police maritime turque. Le lendemain, le quotidien turc Ulus titrait en une : “Ces bons à rien de Juifs ont quitté Izmir”.
Il faut aussi rappeler que la signature du traité d’amitié turco-allemand, le 18 juin 1941, fut accueillie très favorablement dans le pays. Quand l’armée allemande attaqua l’Union soviétique, le quotidien officiel Cumhuriyet célébra l’événement quatre jours plus tard en titrant : “La nouvelle croisade !” Le rédacteur en chef du journal, Yunus Nadi, montra si franchement sa sympathie pour le régime hitlérien que certains le surnommèrent “Yunus Nazi”. Faik Ahmet Barutçu, député de Trabzon, rend bien compte dans ses Mémoires de l’ambiance qui régnait alors en Turquie : “La guerre germano-soviétique suscita dans le pays une véritable ambiance de fête. Tout le monde se congratulait. Les députés de l’Assemblée nationale turque se félicitaient de cette situation.” Pendant toutes les années de guerre, la Turquie – qui est restée neutre jusqu’à fin février 1945 – a constitué l’un des rares territoires européens, avec l’Espagne, où les Juifs pouvaient espérer échapper au nazisme. Mais il est rapidement apparu que cette porte de sortie n’était pas la plus sûre. L’épisode du Salvador l’a très vite démontré. Cette embarcation, qui avait été conçue pour transporter un maximum de 40 passagers mais qui transportait 342 Juifs fuyant une Roumanie marquée par d’effroyables massacres, arriva à Istanbul le 12 décembre 1940. Il était clair que ce cercueil flottant n’était pas en mesure d’aller beaucoup plus loin. Il n’en fut pas moins forcé par les autorités turques de poursuivre sa route. Les conséquences d’une telle décision ne se sont pas fait attendre : pas moins de 219 corps furent repêchés le lendemain au large de Silivri [à une soixantaine de kilomètres à l’ouest d’Istanbul], où le bateau avait été pris dans une violente tempête. Les morts furent enterrés au cimetière juif de Silivri. Et 63 des 123 rescapés furent expulsés vers la Bulgarie, tandis que les autres furent embarqués à bord du Darien II pour rejoindre la Palestine.
“Tuez-nous si vous voulez, mais ne nous renvoyez pas”
Après cette tragédie, la Turquie adopta, le 12 février 1941, un décret autorisant et organisant le passage de réfugiés par son territoire. Mais le texte limitait le nombre de réfugiés en provenance de Hongrie, de Roumanie et de Bulgarie à 4 500 personnes, au rythme maximal de 60 par semaine. Il fallait en outre satisfaire à toute une série de conditions pour pouvoir prétendre au statut de réfugié : avoir au préalable obtenu un “visa d’entrée pour la Palestine datant d’avant le début du conflit”, détenir un “visa de transit pour la Syrie”, ou “avoir suffisamment d’argent”. Il faut enfin préciser que ces “facilités” n’ont été ouvertes que pour une seule année.
Dans le droit fil de cette politique, les citoyens turcs juifs adultes furent forcés de faire leur service militaire dans des unités particulières, où “par précaution” on ne leur confiait pas d’arme et où ils devaient effectuer des travaux pénibles, selon le modèle qui fut appliqué aux Japonais des Etats-Unis internés à la même époque parce que considérés comme une “cinquième colonne”. Ces mêmes Turcs juifs furent ensuite soumis, à partir de 1942, à un “impôt sur la fortune”. Ceux qui refusèrent de payer cet impôt furent envoyés dans des camps de travail à Askale [nord-est de l’Anatolie].
Un nouvel incident marquant eut lieu le 12 décembre 1941 : le Struma, un navire usé et en fin de vie, tomba en panne dans le Bosphore, à proximité d’Istanbul. Il était parti du port roumain de Constanza, sur la mer Noire, avec 769 réfugiés juifs à son bord. Répondant à ses appels de détresse, des bateaux turcs remorquèrent trois jours plus tard le vieux navire jusqu’à Sarayburnu, au cœur d’Istanbul. Le moteur fut enlevé pour être réparé, mais, hormis des officiels turcs, personne ne fut autorisé à monter à bord. Les réfugiés du Struma furent confinés à bord, car les autorités turques étaient persuadées que leur véritable intention n’était pas de se rendre en Palestine mais de s’installer à Istanbul.
Simon Brod et Rifat Karako, qui comptaient parmi les personnalités les plus en vue de la communauté juive d’Istanbul, durent attendre dix jours pour être autorisés à accéder au Struma. Ce n’est qu’à partir de ce moment que fut distribuée aux passagers de la nourriture chaude offerte grâce aux 10 000 dollars que le Comité juif américain avait envoyés à cet effet au grand rabbinat d’Istanbul. La situation était bloquée : le capitaine du navire souhaitait débarquer tous les passagers et repartir en Bulgarie, tandis que les autorités turques voulaient surtout se débarrasser de ces réfugiés juifs.
Après soixante-trois jours d’une terrible attente, les autorités britanniques consentirent finalement à octroyer un titre de voyage à 28 enfants âgés de 11 à 16 ans. La Turquie, quant à elle, n’infléchit pas sa position et rejeta la proposition britannique. Une semaine plus tard, le navire reçut l’ordre de lever l’ancre et de partir en direction de la mer Noire. Mis au courant de cette décision, les passagers du Struma pendirent des deux côtés du bateau de grands draps où étaient écrits (en grandes lettres et en français) “Immigrants juifs”. Ils hissèrent également un drapeau blanc sur lequel était écrit : “Sauvez-nous”. Environ 200 policiers turcs prirent alors d’assaut le Struma et obligèrent – à coups de pied et à coups de poing – les réfugiés à rester dans les cales. L’ancre fut levée et le Struma remorqué vers la mer Noire. Le navire fut abandonné à son triste sort, sans moteur, sans carburant, sans nourriture et sans eau potable.
Le 24 février 1942, à 2 heures du matin, il fut coulé par un sous-marin soviétique. Lorsque des canots de sauvetage arrivèrent sur le lieu du naufrage, il ne restait plus des passagers que quatre corps qui flottaient. David Stoliar, un jeune homme âgé alors de 19 ans, fut le seul survivant de cette tragédie. Après avoir reçu des soins dans un hôpital militaire turc, Stoliar fut emprisonné dans une cellule de la direction de la police turque à Istanbul et interrogé pendant deux semaines. Lorsqu’il demanda ce qu’on lui reprochait, on lui répondit qu’il était “entré en Turquie sans visa”. Il fut finalement remis en liberté et Simon Brod, qui l’avait accueilli, lui expliqua que c’était un miracle d’avoir survécu à ce naufrage, mais qu’en réalité le véritable miracle, c’était qu’il soit ressorti vivant des griffes des autorités officielles turques alors qu’il était l’unique témoin de ce drame…
Le gouvernement turc ne s’exprima qu’une seule fois sur la tragédie du Struma et ce fut pour dire que la Turquie n’avait “aucune responsabilité dans cette catastrophe” et que la seule chose qu’elle avait faite avait été d’“empêcher des individus de pénétrer illégalement sur son territoire” ! La police turque fit alors savoir à la communauté juive d’Istanbul qu’elle souhaitait que “cette question ne soit plus abordée”. Ce qui fut fait. C’est ainsi que se clôtura l’épisode dramatique du Struma.
La Turquie maintint par la suite une politique très sévère à l’égard des réfugiés. En mai 1943, 20 000 Juifs de Bulgarie qui demandaient à pouvoir transiter par la Turquie pour se rendre en Palestine se virent opposer un refus de la part du gouvernement turc, qui déclara “ne pas pouvoir faire face aux problèmes qu’une telle situation pourrait engendrer”. Lorsqu’une demande identique émana de Juifs grecs, la Grande-Bretagne proposa la création d’un centre d’accueil pour ces réfugiés en Turquie, mais les autorités turques refusèrent.
Dans le contexte de cette politique, les diplomates turcs de l’époque n’avaient guère de latitude pour faire preuve d’héroïsme humanitaire. S’il est vrai que certains d’entre eux – et notamment Selahattin Ülkümen [consul de Turquie à Rhodes, qui en 1944 a sauvé des Juifs de la déportation et a par la suite été élevé au rang de “juste”] – ont commis des actes de bravoure, des doutes importants demeurent concernant l’héroïsme d’autres diplomates turcs, tels que Behiç Erkin et Necdet Kent [père de Muhtar Kent, le nouveau directeur mondial de Coca-Cola]. L’historienne et turcologue allemande Corrina Guttstadt a eu l’occasion d’aborder ce sujet dans un article récemment publié dans la revue d’histoire sociale Toplumsal Tarih.
Plaçant les Juifs apatrides et les Juifs polonais au plus bas de leur échelle de valeur, les nazis les ont envoyés en priorité dans les camps de concentration. Les Juifs citoyens de pays neutres tels que la Turquie ont par contre, en général, pu échapper aux arrestations et à la déportation. Au moins jusqu’en 1943, un document attestant de la citoyenneté turque pouvait ainsi constituer une sorte de bouée de sauvetage. Pour autant, la version selon laquelle Behiç Erkin, en poste à Paris et ensuite à Vichy, aurait sauvé 20 000 Juifs en distribuant des documents d’identité turque relève de la fable. Ces documents de routine étaient distribués par les consulats turcs, en échange du passeport, aux citoyens turcs résidant à l’étranger dans le but de les contrôler. Les Juifs, qui avaient beaucoup de mal à les obtenir, étaient en fait obligés de se les procurer au marché noir.
Entre 1941 et 1944, la Turquie, plutôt que d’accueillir de nouveaux citoyens, a surtout procédé à des annulations de citoyenneté pour 3 500 citoyens turcs vivant à l’étranger au prétexte qu’“ils [n’avaient] pas participé à la guerre d’indépendance” [1919-1922] ou qu’“ils [n’avaient] plus pris contact avec un consulat turc depuis cinq ans”. Or il apparaît que l’écrasante majorité des personnes concernées étaient juives. Le 17 juin 1942, c’est-à-dire lorsque le diplomate Behiç Erkin était en poste en France, la police française chargée des rafles de Juifs s’adressa aux responsables nazis pour savoir comment elle devait traiter les 150 Juifs turcs internés dans le camp de Drancy, “qui [attendaient] toujours de se voir reconnaître la citoyenneté turque par le consulat de Turquie”. Les autorités consulaires turques répondirent que “ces individus [n’étaient] pas des citoyens turcs”, ce qui les condamna à être déportés vers les camps d’extermination ! En février 1943, les autorités consulaires turques en France n’ont reconnu la citoyenneté turque qu’à 631 Juifs turcs sur une liste de 3 036 noms fournie par les autorités allemandes et n’ont octroyé in fine un visa d’entrée pour la Turquie qu’à 114 d’entre eux. Même les Allemands furent surpris par une telle attitude. Bref, Behiç Erkin n’a pas sauvé, comme on le prétend, 20 000 Juifs, mais seulement 114.
Quant au deuxième Schindler turc, Necdet Kent, qui a prétendu avoir sauvé 80 Juifs turcs sur le point d’être embarqués dans des trains par la Gestapo à la gare Saint-Charles de Marseille, son récit suscite bon nombre d’interrogations. Necdet Kent ne donne ni noms ni dates. Il prétend avoir reçu du courrier de Juifs qu’il aurait réussi à sauver, mais il n’a jamais été en mesure de citer leurs noms, au motif qu’il aurait égaré les lettres. Quant à Sidi Isçan, qui aurait également participé à ce sauvetage en tant qu’adjoint de Kent, il n’a jamais confirmé la réalité des faits. [Il est aujourd’hui décédé.]
Serge Klarsfeld a prouvé par ses travaux qu’aucune déportation de Juifs n’avait été organisée depuis la gare Saint-Charles de Marseille. Les responsables de Yad Vashem, le musée de l’Holocauste de Jérusalem, ont expliqué à l’historienne Corrina Guttstadt que cela faisait des années que le ministère des Affaires étrangères turc faisait des démarches pour que la médaille de “juste parmi les nations” soit donnée à Necdet Kent [décédé en 2002], mais que cela n’était pas possible dès lors qu’il n’y avait aucun document qui témoigne des faits d’héroïsme qui lui sont attribués.
On le voit, la politique de “neutralité active” de la Turquie fut indéniablement entachée par la sympathie affichée par Ankara à l’égard du nazisme. Contrairement à ce que l’on a souvent prétendu, la Turquie n’a pas sauvé des milliers de Juifs, mais a contribué, par sa politique très restrictive à l’égard des réfugiés, à ce que des milliers de Juifs périssent. Dans la mesure où bon nombre de pays européens ont fait preuve de la même attitude à cette époque, il n’y a sans doute pas de raison d’en éprouver plus de honte qu’eux. Mais tirons les leçons de l’Histoire. Et, surtout, n’inventons pas de faux héros et de fausses histoires pour nier notre responsabilité dans les souffrances des victimes.
* Historienne spécialisée dans l’étude des politiques turques à l’égard des minorités au XXe siècle.
Ayse Hür*
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