La simple évocation de certains noms de personnages de l'histoire juive, aujourd'hui pourtant disparus, provoque encore chez certains d'entre nous des réactions extrêmes, voire carrément hystériques.
Je me souviens par exemple d'un cours que je donnais un jour dans la synagogue d'un hôtel à Eilat. On m'y avait invité pour animer le Seder et la fête de pessah'. Je ne sais plus dans quel contexte j'ai mentionné le nom du fondateur du sionisme politique, Théodore Herzl. Aussitôt, l'un des participants se leva, rouge de colère, et se dirigea sans mot dire vers l'Arche Sainte pour la recouvrir d'un Talith. A l'assistance qui, tout comme moi, n'avait pas compris ce qui avait provoqué chez lui cette réaction surprenante, il expliqua, contenant difficilement son émotion: "il est des noms qu'on ne prononce pas dans une synagogue!"… Apres la conférence et jugeant que notre homme avait probablement eu le temps de se calmer, j'allais le trouver pour m'excuser d'avoir pu le choquer et j'en profitais pour lui demander si il aurait eu la même conduite pour le cas où j'aurais cité Spinoza ou Marx (Karl, pas Groucho).
- Vous savez bien que ce n'est pas pareil, me répondit-il, excédé à nouveau par ce qu'il pensait être de ma part de l'évidente mauvaise foi!...
Binyamin-Zeev-Théodore Herzl est mort le 3 juillet 1904, à l'âge de 44 ans. Plus d'un siècle après, que savons-nous réellement de celui que les manuels d'histoire en Israël appellent "le visionnaire de l'Etat Juif"? Je suppose que si nous leur posions la question, beaucoup de juifs, israéliens ou non, répondraient quelque chose du genre: "Herzl fut un juif assimilé, journaliste en poste à Paris, secoué par la dégradation du capitaine Dreyfus, et qui fut amené à chercher une réponse à l'antisémitisme sous la forme d'un refuge territorial quelconque pour le peuple juif, n'importe lequel faisant l'affaire". Encore que je soupçonne que mon petit juif irascible d'Eilat aurait été plus direct encore (si tant est qu'il eût été en mesure de me répondre malgré son indignation). J'imagine fort bien de sa part une réponse ressemblant plutôt à ceci: "Herzl, juif honteux, n'avait qu'un but: la disparition du peuple juif. Au départ, il aurait souhaité convertir tout le monde au catholicisme mais se rendant compte des difficultés de la tâche, il opta pour une assimilation collective sous la forme d'un mouvement qu'il appela "sionisme" pour mieux masquer son objectif…"
En effet, on m'a fait récemment remarqué que certaines vidéos propageant ce même message et commentées par de respectables rabbins, circulaient en ce moment sur le net. J'ai visionné l'une d'entre elles et le moins que je puisse en dire avec certitude est que leurs auteurs n'ont jamais lu intégralement le moindre ouvrage du journaliste viennois (je n'ose en effet imaginé que l'ayant lu, c'est sciemment qu'ils déforment ainsi la réalité et lui font un tel procès d'intention). Reste à espérer que lesdits rabbins se renseignent davantage sur leur sujet avant de légiférer sur une question de Halakha, par exemple. Quoique pour reprendre une expression du regretté Pierre Desproges "si les gens ne parlaient que de ce qu'ils connaissent, est-ce que les communistes parleraient de liberté?"
Tout ceci, chers lecteurs, pour vous dire avec quel bonheur j'accueille la sortie de l'ouvrage de Georges WEISZ, "Théodore Herzl, une nouvelle lecture" paru chez "l'Harmattan".
Weisz, sans jamais avoir partagé le virulent message véhiculé par les vidéos susmentionnées, avait sur le journaliste viennois, comme la plupart d'entre nous, les idées reçues contenues dans les lignes précédentes. Or, par une belle journée de l'été 1998, allongé sur une chaise longue au bord d'une magnifique piscine d'un Kibboutz de Haute Galilée, notre homme relisait distraitement le (seul) roman de Théodore Herzl, l'Altneuland, dans la traduction française de Paul Giniewski. Il fut alors stupéfait de découvrir à quel point les idées du fondateur du sionisme politique, telles qu'elles apparaissaient dans l'ouvrage, étaient éloignées de celles que l'on était en droit d'attendre de la part de ce juif profondément assimilé qui constituait l'essentiel de l'image que Weisz en avait alors. De retour chez lui, l'ami Georges se précipita sur les autres ouvrages d'Herzl: le ''Judenstaat", bien sur, mais aussi et surtout, son fameux Journal, ainsi que ses autres écrits sionistes. Sa conviction était faite: l'homme qui avait réussi à placer sur la scène de la diplomatie internationale l'émouvante mais jusqu'alors irréalisable idée d'un retour en masse des juifs sur leur terre, n'était pas celui qu'on lui avait décrit jusque là. Certes, "cela n'en fait toujours pas un Hassid de Lijnask", comme aurait dit mon grand père, mais on est quand même très loin de l'image du juif déjudaïsé qui reste la sienne dans la conscience populaire d'Israël. Restait alors à savoir qui, comment, à quel moment et surtout pourquoi, on avait brossé d'Herzl un portrait tant éloigné de la réalité. L'ouvrage de Weisz est donc à la fois une tentative de réhabiliter l'homme, ou plutôt de lui rendre sa véritable image, et un acte d'accusation contre ceux qui se sont complaisamment portés volontaires pour jouer le rôle de son miroir déformant. Les premiers visés sont les historiens et penseurs laïques, sionistes ou non, qui avaient intérêt à créer un leader à leur image. Suivent ensuite tous ceux qui, opposés à ses thèses, furent trop heureux de leur emboîter le pas sans prendre la peine de vérifier les sources et donc l'authenticité du récit qu'ils en faisaient.
A lire le livre de Weisz, on apprend que Shimon Leibl, le grand père de Théodore était h'azan de la petite communauté de Zemlin dont le rabbin était alors le fameux rav Alkalaï, précurseur de l'idée que le temps était venu d'organiser le grand retour des Juifs sur leur terre; que son père, Yakob, fréquentait régulièrement la grande synagogue orthodoxe de Budapest et que Théodore y célébrera sa bar-Mitsva en lisant le maftir et en récitant la haftara "d'une voix forte et assurée". On s'aperçoit aussi qu'Herzl a suivi des cours d'enseignement religieux dans une école primaire juive (on peut lire sur son bulletin scolaire que: "Théodore obtient de bonnes notes en matières hébraïques et d'excellents résultats en matières religieuses"), qu'il quitta le collège technique pour marquer son indignation devant une réflexion antisémite de l'un de ses professeurs, qu'il claqua violemment la porte de l'association des étudiants de laquelle il faisait partie suite à une soirée d'hommage à Wagner qui dégénèra en manif antisémite ("se taire, c'est être complice", écrira-t-il dans sa lettre de démission), qu'il insulta un professeur de l'Université de Berlin dans une critique du livre antisémite que celui-ci venait d'écrire sur les juifs ("quand un esprit aussi cultivé… peut sortir un tel fatras d'infâmes stupidités, que peut-on espérer de la populace illettrée?") et qu'il est obsédé par la question juive bien avant l'Affaire Dreyfus! On apprend aussi, malgré l'adoption provisoire au 6eme Congrès de la fameuse proposition ougandaise, à quel point Herzl est viscéralement lié a Erets Israël, qu'il appelle souvent en hébreu: "Erets Avosseinou", la terre de nos ancêtres! On est bien loin du juif honteux et déjudaïsé que décrivent ses détracteurs ou ses biographes.
Parlons-en de ses biographes! Chercheraient-ils à vouloir vider le projet herzlien de toute dimension juive qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. Jugez plutôt: le mercredi 25 Août 1897, Herzl arrive à Bâle pour veiller aux derniers préparatifs du 1er Congrès Sioniste qui doit s'ouvrir dimanche 29. Chabbat, il se rend à la synagogue ou il est appelé à la Thora. Voici le récit qu'il en fait dans son Journal, une semaine plus tard, dans le train qui le ramène à Vienne: "J'ai demandé à un ami de m'apprendre les "brokhès" (Herzl utilise le terme hébraïque retranscrit avec la prononciation ashkénaze. Herzl qui n'était plus monter à la Torah depuis fort longtemps avait oublier les paroles) et lorsque je suis monté à la Bima, j'étais plus tendu que pendant tout le congrès. Les quelques mots hébraïques de la Brokhé m'ont serré la gorge d'émotion plus encore que le discours d'ouverture et de fermeture du Congrès ou que durant la conduite des débats". Or voici comment les 3 biographes classiques de Herzl rendent compte de l'événement et de sa charge émotive. Amos Elon parle de l'anxiété, du trac, ressenti par Herzl avant de réciter la difficile formule liturgique. Pawel affirme qu'il s'agit la d'une corvée assez désagréable que s'était imposée Herzl pour se concilier des juifs religieux: "il réussit à apprendre par cœur les quelques mots de la prière hébraïque, ce qui, se plainera-t-il dans son Journal, lui arracha beaucoup plus de sueur que tout un long discours"! Quant à Alex Bein, il décide tout simplement de ne pas mentionner l'événement...
Et pourtant, le lendemain de son émouvante visite à la synagogue, où il a récité les mots hébreux qui proclament l'élection d'Israël par le don de la Torah, Herzl monte sous les applaudissements à la tribune du congrès ou il va prononcer son premier discours. Perfectionniste, soucieux des moindres détails tout au long de l'organisation de cette première réunion des représentants du Peuple Juif depuis la destruction du Temple de Jérusalem, Herzl, on s'en doute, a écrit et réécrit son discours, fignolé chaque phrase, pesé chaque mot. Or, de ce discours historique, voici quelle fut la première phrase: "Nous sommes pour ainsi dire revenus à la Maison. Le Sionisme est le retour à la Judaïté avant même d'être le retour au Pays des Juifs!"
Heureusement que les annales du Congrès existent toujours pour témoigner de la réalité de cette phrase explosive, la première de ce Congrès qui bouleversera l'Histoire Juive: vous l'aurez deviné, les biographes officiels l'ont tout bonnement oubliée…
Merci donc à Georges Weisz de nous l'avoir rappelée.