L'Express du 07/03/2005
La chute du deuxième mur
L'attitude des Etats-Unis crée un appel d'air démocratique dans les nations opprimées bien plus fort que notre propre politique
«Dites-nous des choses qui nous plaisent. Trompez-nous par des erreurs agréables.»
Cette supplique de Jacob dans la Genèse reflète notre temps. L'observation de la seule réalité devient une agression contre notre conformisme national et une traîtrise que dénoncent les responsables de nos erreurs et de nos échecs.
Ainsi, en France, il n'est pas de bon ton de décrire la situation internationale telle qu'elle est. Et pour cause!
Le constat dément tous les pronostics de notre diplomatie et prend à rebrousse-poil le sentiment anti-Bush qui s'est installé chez nous.
Quand, en mars 2003, les troupes américano-britanniques partirent à l'assaut de Bagdad, on nous annonça cette apocalypse : la «rue arabe» allait se lever comme un seul homme dans une révolte qui bouleverserait la paix du monde. Deux années se sont écoulées et force est de constater que rien de tel ne s'est passé. Certes, la situation en Irak demeure explosive, mais il serait temps d'abandonner nos lunettes en peau de saucisson et nos idées préfabriquées pour regarder le monde tel qu'il change.
Prisonniers de notre vision d'un George W. Bush à la foi de croisé et au discours simplificateur, nous refusons d'admettre que son projet, certes messianique, de promotion de la liberté et de la démocratie dans le monde progresse.
Les votes successifs en Afghanistan, en Ukraine, en Palestine, en Irak, la reprise des négociations israélo-palestiniennes, la révolte libanaise contre son occupant Syrien et la déstabilisation de Damas en sont la preuve.
Qui aurait imaginé cela il y a encore quelques mois ?
Rien, bien sûr, n'est acquis, tout est brinquebalant et un éclatement de l'Irak sera peut-être le prix à payer de cette révolution géopolitique, mais, quinze ans après l'effondrement de l'URSS, un deuxième mur est miné par le virus démocratique :
c'est au tour des dictatures de se fissurer et de trembler. On peut dénoncer l'impérialisme américain et trouver derrière chacune des opérations de Washington une manœuvre favorable à ses intérêts, il n'en demeure pas moins que les Etats-Unis s'engagent aussi en pensant rendre, selon la formule de Francis Fukuyama (1), un «service public universel». Et que cette attitude, aujourd'hui, crée un appel d'air démocratique dans les nations opprimées beaucoup plus fort que notre propre politique, notamment en Afrique, où nous soutenons des satrapes qui saignent leur pays et saluons des despotes quand ils s'éteignent.
Quant à l'Europe, elle nous a offert le spectacle désolant, lors du dernier voyage de George W. Bush, de chefs d'Etat et de gouvernement mendiant dans la désunion quelques minutes d'audience accordées avec une parcimonie ostentatoire par le président des Etats-Unis en voyage dans ses provinces proconsulaires.
La pusillanimité n'a jamais servi l'Histoire. La nôtre, enfin bousculée par notre prise de position sur le Liban, devient trop souvent faiblesse face à un George W. Bush dont le destin ressemble de plus en plus à celui de Ronald Reagan, cet autre président américain que nous avons tant raillé et dont nous savons maintenant qu'il fut un grand président.
François Mitterrand, plus transgresseur que jamais, ne le salua-t-il pas en ces termes lors de leur ultime rencontre à la Maison-Blanche, le 29 septembre 1988 (2) :
«Dans un mois, vous ne serez plus le président des Etats-Unis, mais vous le serez toujours dans le cœur des Américains. Et vous le resterez également dans le mien.»
(1) Philosophe américain.
(2) Verbatim III. 1988-1991. Jacques Attali. Fayard.