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"Auschwitz : le cri de la mémoire"
LEMONDE.FR | 25.01.05 | 14h22
L'intégralité du débat avec Boris Cyrulnik, écrivain et psychanalyste, mardi 25 janvier.
DEVOIR DE MÉMOIRE ET COMMÉMORATIONS
Dabu : On entend parler du nécessaire devoir de mémoire. Ne pensez-vous pas qu'il y a une contradiction entre ces deux termes ?
Boris Cyrulnik : Absolument. Dès l'instant où il y a mémoire, il y a risque de répétition.
Alors que la résilience consiste à faire quelque chose de ce passé. La vengeance est une soumission à la mémoire et une soumission au passé. Il n'y a pas de devoir de mémoire mais, au contraire, il y a le devoir de faire quelque chose de sa mémoire, un projet. Totalement d'accord.
Pierre : Tout le monde se pose la question de savoir si trop de messages sur les camps tue le message. Qu'en pensez-vous ?
Boris Cyrulnik : Je pense qu'une information qui se répète tue l'information. On a connu ça avec la guerre au Liban, cela finissait par provoquer une totale indifférence. Pour qu'une information garde sa valeur de surprise, il faut se décentrer des moyens d'information. Il faut donner des moyens à des historiens, puis à des cinéastes, puis à des romanciers, et c'est comme cela que l'on fait de la culture. C'est en évitant que l'information devienne un anesthésique.
Dabu : La résilience concerne-t-elle les survivants, les enfants des survivants. Je pense à Maus, d'Art Spiegelman, où l'auteur évoque la difficulté à venir après ?
Boris Cyrulnik : Oui. La résilience concerne tous ceux qui sont blessés et qui se débattent pour s'en sortir. Cela concerne ceux de la première génération et les enfants de blessés qui prennent une part de la blessure de leurs parents. C'est-à -dire que les blessés ont dû un jour affronter le trauma dans le réel, alors que les enfants de blessés n'ont pas connu de réel, mais ils n'ont connu que la représentation de ce réel. C'est-à -dire qu' ils recevront une part de traumatisme ou ils recevront la fierté de surmonter le traumatisme, selon la manière dont la culture parle de ce traumatisme.
Elirad_syr : Le projet dont vous parlez peut-il être collectif ? Quelque chose comme l'expression d'une "politique de juste mémoire", comme l'appelait de ses vœux Paul Ricœur ?
Boris Cyrulnik : Le projet est à la fois de la mémoire individuelle qui passe une transaction avec la mémoire collective. Si on a fait taire les déportés des camps, c'est parce qu'ils avaient la mémoire fraîche de la blessure. Cela était incompatible avec le récit que la culture pouvait faire de cette blessure. Il y avait en France en 1946-50 un risque de guerre civile. Sur 40 millions d'habitants, il y avait 600 000 résistants, et 1 Français sur 3 était un communiste aguerri et armé. Ils ont mis longtemps avant de rendre leurs armes. Si, dans ce contexte social et culturel, on avait donné la parole aux survivants, aux revenants des camps, c'était une agression envers Vichy. Donc, risque d'explosion sociale. Tout le monde était dans l'euphorie de la reconstruction, et les revenants, en racontant l'obscénité du réel, gênaient tout le monde.
A corps et à cri : "Le cri de la mémoire" : à vrai dire, comment entendre cela ? Doit-on entendre que la mémoire est réactivée uniquement au moment des commémorations ?
Jmvaslin : Alors que l'information tend à se banaliser (recherche de scoops, d'images spectaculaires) et que l'histoire de la Shoah est essentiellement écrite (de moins en moins de personnes lisent), n'avez-vous pas peur de l'institutionnalisation de ce devoir de mémoire, qui tendrait à laisser la place à des cérémonies figées ?
Boris Cyrulnik : Oui, on a déjà répondu à cette question. L'avantage d'une commémoration, c'est qu'on en fait un jalon social, c'est un repère important pour l'identité collective. Et l'inconvénient de la commémoration, c'est qu'on peut en faire un rituel sans émotion, un stéréotype comportemental.
Claude : Comment a évolué, selon vous, la représentation de la déportation et du génocide depuis soixante ans ?
Boris Cyrulnik : Dans les pays de l'Est, on n'a pas parlé de génocide, ni de représentation du génocide. Encore aujourd'hui, dans l'ex-Allemagne de l'Est, on ne sait pas bien ce qui s'est passé. Pour les pays communistes, la religion était un non-sens. C'est-à -dire qu'à Auschwitz, pour eux, il n'y avait pas de juifs. Il y avait des Français, des Hongrois, mais pas non plus de catholiques. C'est à partir de 1980-85, qu'on a eu le courage d'affronter ce qui s'est passé dans les camps d'extermination.
Vivien : Pourquoi les gens se sont-ils tus ? Ne pouvaient-ils pas parler après tant d'horreur ? Je pense au silence qui a prévalu chez Elie Wiesel.
Boris Cyrulnik : Elie Wiesel dit qu'il lui était interdit de se taire et impossible de parler. Interdit de se taire car il fallait témoigner et impossible de parler parce que l'émotion provoquée par l'horreur était trop grande et que les auditeurs ne pouvaient pas entendre. Donc, les muets parlaient aux sourds.
MÉMOIRE ET CULPABILITÉ
Webjones : Comment concilier un devoir d'exposition répétitive des événements passés et la nécessité de libérer les jeunes Allemands des nouvelles générations d'un sentiment de devoir de culpabilité ?
Boris Cyrulnik : C'est vrai que les jeunes Allemands se sentent coupables alors que, bien sûr, ils ne sont pas coupables. Je pense que la culpabilité est une preuve de morale, c'est une souffrance et en même temps une preuve de morale ; seuls les pervers ne se sentent jamais coupables. Seuls les génocidaires ne se sentent jamais coupables, parce qu'ils sont soumis, avec délices, à un système d'obéissance qui les déresponsabilise.
Laura : Mon grand-père était fonctionnaire à Vichy et j'ai honte aussi. Mais tout le monde aujourd'hui, des parents aux plus jeunes, entretient cette culpabilité. Que faire ?
Boris Cyrulnik : Dans le réel, vous avez tort d'avoir honte. On a tous dans parmi nos ancêtres une reine et une prostituée, un gendarme et un voleur, un intelligent et un idiot. De plus, toute la France était soumise à Vichy. Je pense que Laura avait aussi une autre grand-mère ou un grand-père résistant.
Daniel : Que pensez-vous du rôle du film La Chute, en lien avec l'obligation de devoir de mémoire pour les nouvelles générations allemandes ?
Boris Cyrulnik : J'ai été enchanté par ce film. Je pense qu'il n'y a pas de devoir de mémoire mais un travail à faire avec la mémoire, qu'on soit allemand ou juif, qu'on soit vichyssois ou résistant. Dans La Chute, le film montre une seule idée, le délire d'obéissance, où les Allemands étaient tellement bien organisés qu'ils ne critiquaient même plus. Ils ont tant sacralisé l'obéissance qu'ils ne critiquaient plus. Je pense que le nazisme était une maladie de système qui pouvait atteindre des tas de gens, même les non-Allemands.
Fred : Certains rescapés des camps de la mort, à la libération, ont pu ressentir un sentiment de culpabilité. Comment expliquer cela ?
Boris Cyrulnik : Tous les survivants ont éprouvé un sentiment de culpabilité parce qu'ils avaient presque honte d'être en vie, comme s'ils avaient abandonné leur mort. Dans toute les guerres, on voit cela. Les survivants ont l'impression d'avoir commis la faute d'avoir abandonné leurs proches pour survivre.
Nine : Je suis historienne. Je suis toujours étonnée que l'on demande toujours plus d'information sur tous les événements passés et présents, alors que quand on parle de la Shoah, on nous répond : "Encore la Shoah !" C'est le seul drame pour lequel on se permette de dire "Encore ! C'est bon, c'est fini, on ne va pas en parler pendant des siècles." Que pensez-vous de ce rejet, alors que souvent les gens n'en connaissent que très peu sur le sujet, contrairement à ce qu'ils prétendent ?
Boris Cyrulnik : Je suis totalement d'accord. Cette expression "encore la Shoah !", je l'ai entendue dès 1956 alors que je n'ai jamais entendu dire "encore Napoléon !", ou "encore la "Révolution française !". La Shoah est une victoire tragique de la technologie, c'est-à -dire qu'elle remet en cause notre condition d'êtres humains modernes. C'est une victoire de l'administration, où tout était tellement bien organisé, une victoire de la police allemande, de la chimie, des gaz d'Auschwitz, où cette excellente organisation a réussi à faire partir en fumée 6 millions de personnes en deux ou trois ans. Ce fait est tellement obscène que la simple évocation de la Shoah provoque un sentiment de rejet, ce qui est le plus sûr moyen de n'y plus rien comprendre.
MÉMOIRE ET REPRÉSENTATION
Cidou : Les derniers survivants sont de moins en moins nombreux. Comment conserver dans la mémoire collective la force de leurs témoignages, qui seuls peuvent nous rapprocher de l'indicible ?
Boris Cyrulnik : Je pense que quand les derniers survivants disparaîtront, ce seront les historiens et artistes qui feront le travail de mémoire.
Claude : Pensez-vous que le recours à la fiction peut mieux aider à préserver le devoir de mémoire ?
Boris Cyrulnik : Je pense que la fiction possède un pouvoir de conviction supérieure à un essai philosophique, parce que la fiction a un morceau de vérité, elle peut nous convaincre.
Laura : Pour vous, est-il acceptable de montrer un film de la Shoah à un jeune enfant ?
Boris Cyrulnik : Je dirais que non. Les enfants ne peuvent digérer que ce qu'ils sont capables de comprendre, et si on leur montre trop tôt un film de la Shoah, ils en seront traumatisés. C'est aussi pour cela qu'il faut donner la parole aux artistes. Ils feront des petits livres, des petits films, que les enfants pourront comprendre au fur et à mesure de leur développement. Les deux mauvais comportements seraient de ne pas en parler et de trop en parler.
Claude : N'est-il pas difficile de rendre compte de l'horreur par l'image ?
Boris Cyrulnik : Ce n'est pas difficile parce qu'il y a toujours eu une esthétique de l'horreur. Vous allez au Louvre et vous verrez toutes les horreurs de l'Europe depuis la Renaissance, les guerres napoléoniennes, le Christ en train de saigner, et même il y a 30 000 ans, les hommes dessinaient sur les murs des chasseurs éventrés par un taureau. L'horreur a toujours été mise en images. Les enfants n'évoquent pas la guerre mais peuvent la dessiner.
Michel : Comment associer dans la mémoire collective des individus dont les parents sont arrivés en France après la guerre ?
Boris Cyrulnik : Je pense que la Shoah est un phénomène unique dans l'Histoire même s'il y a eu d'autres génocides. La Shoah concerne les victimes, les bourreaux et toute la condition humaine. Ceux qui arrivent après la Shoah n'ont pas à en souffrir directement mais sont concernés. Ils ont les mêmes mécanismes de défense que tout le monde. C'est-à -dire le déni qu'on a trouvé en France, aux Etats-Unis et en Israël jusqu'en 1957.
Stéphane : Quelle est la bonne démarche pour un enseignant, selon vous ?
Boris Cyrulnik : Les enseignants jouent un rôle majeur dans l'explication de la Shoah. Cela dépend de leur conviction, de leur personnalité et de la manière dont ils en parlent. La plupart des enseignants font cela extrêmement bien. Ils en parlent sans larmoiements, avec pudeur, et en disant que ce la pose problème quant aux Allemands et aux Juifs, mais aussi quant à la condition humaine. Comment cela a été possible humainement et socialement.
Denis : Ceux qui nient encore aujourd'hui croient-ils à leur déni, d'après vous ?
Boris Cyrulnik : On ne croit pas à un déni, on l'éprouve. C'est-à -dire qu'on a la mémoire vive, on fait comme si cela n'est pas important, on dit qu'on tourne la page. C'est un mécanisme de protection qui permet de moins souffrir mais qui empêche la résolution du problème. Le déni n'est pas une croyance.
Elirad_syr : Quelle serait, selon vous, la réponse contemporaine la mieux indiquée au "mal du nazisme ou à ses nouvelles formes d'antisémitisme", pour reprendre l'expression du secrétaire général de l'ONU ?
Boris Cyrulnik : Quand on pose la question comme on l'a fait jusqu'à aujourd'hui en termes de victimes et de bourreaux, on se trompe. Il faut poser la question en termes de structure de civilisation. Si, pour faire du social, on sacralise l'obéissance, on se prépare à tous les crimes contre l'humanité. Si, au contraire, on met en place un système démocratique, à ce moment-là , on freine le délire d'obéissance et on rend impossible de nouveau un génocide.
Chat modéré par Stéphane Mazzorato et Guillaume Pélissier-Combescure