Sophie, 3 ans, sort de la salle de bains en courant, vêtue d'une serviette verte avec un capuchon de grenouille.
Une jolie dame la poursuit jusqu'à sa chambre, murs bleus et édredon à bulles. Elle la chatouille en lui mettant sa petite chemise de nuit rose. La petite rit aux éclats. «Encore!» dit-elle.
Si c'était un film, la trame sonore serait la chanson '' le dinosaure'' I love you, you love me, we're a happy family.
Quand elle était bébé, Sophie a été affamée. On la nourrissait rarement. Si d'aventure on lui présentait une assiette, elle se gavait si vite qu'elle s'étouffait dans sa nourriture. Avec son petit doigt, elle poussait dans sa bouche pour que ça entre plus vite.
À cause de ce manque de nutriments en bas âge, son petit corps s'est mal développé. À 2 ans, quand on l'a sortie de chez elle, elle ne faisait pas cinq pas sans tomber. Pour lui permettre d'explorer sans se blesser, on lui met son casque. Elle le garde plusieurs heures par jour.
I love you, you love me, we're a happy family.
Faire entrer Sophie dans son bain, c'est long. La petite trouve toujours toutes sortes d'excuses. Et quand elle met un orteil dans l'eau, c'est immanquable, elle la trouve trop chaude, même si elle est tout juste tiède.
Quand elle était petite, chez elle, Sophie n'était pas souvent changée de couche. Elle avait en permanence les fesses en feu. Prendre son bain était une torture. Et puis, papa aimait l'eau très chaude. Trop chaude. Papa etait un batteur d enfant.
I love you, you love me, we're a happy family.
Maintenant, c'est l'heure de la collation du soir. Sophie est assise, avec d'autres enfants, à la table. «Lo», dit-elle en pointant un pichet d'eau. «Qu'est-ce que tu veux, Sophie?» demande Louise , la jolie dame, qui veut lui faire construire une phrase complète. «Veu d'lo», finit-elle par dire.
Sophie ne mangeait pas, dans son autre maison, et elle ne parlait pas non plus. Quand elle pleurait, sa maman lui mettait la main sur la bouche pour qu'elle se taise. Parfois, maman criait. Alors Sophie s'est tue. À son arrivée ici à l'hopital juif de Montréal, il y a quelques mois, elle prononçait un grand total de 10 mots. Elle avait presque 3 ans.
Non, il n'y a jamais eu de happy family dans la vie de Sophie.
Il y a eu deux ans d'enfer dans une maison où papa et maman n'étaient pas gentil du tout. Et maintenant, il y a l'hopital qui n'est pas non plus une vraie famille, puisqu'il y a neuf mamans et deux papas. Et même plus, si on compte madame Jacqueline et Sylvain, qui font la popote.
Non, ce n'est pas une maison ordinaire. Il y a un monsieur qui vient livrer des médicaments une fois par semaine.
Ce n'est pas une maison ordinaire, mais c'est joli et chaleureux. Il y a de gros fauteuils dans le salon. Une salle de jeux avec plein de jouets. Une cour avec des modules et une petite piscine.
Sophie y est bien nourrie, soignée, aimée. Une batterie de spécialistes se penchent sur son cas. Il y a une éducatrice qui note tous ses progrès.
Et elle en a fait, des progrès. Depuis qu'elle est ici, Sophie tombe moins. Elle court. Elle pédale sur son vélo. Elle parle. Tiens, un soir, elle a même dit: «Pas parler, Simon, écoute télé.» C'est presque une vraie phrase. «C'est une enfant qui a une incroyable force intérieure», dit son ergothérapeute.
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Oui, il y a beaucoup de spécialistes pour s'occuper de Sophie et des autres.... ici. Il y a toujours un éducateur pour deux enfants.
Ils ont donc du temps. Du temps pour faire des chatouilles. Pour regarder des albums de photos. Pour faire le cowboy après le bain. Grâce à ces précieuses minutes d'intimité, de folie et d'amour, des liens très forts se tissent avec les enfants. Et avec ce lien, commence la guérison pour ces cinq petits.
«Jamais je n'ai vu autant d'amélioration en réadaptation que ce que je vois ici», résume Emmanuelle spécialiste en réadaptation psychosociale, qui travaille ici depuis 10 ans.
Prenez David. À son arrivée, il se cachait sous la table quand quelqu'un entrait. Il faisait quatre, cinq crises épouvantables chaque jour. Les yeux révulsés, l'écume à la bouche. Les éducateurs devaient le maintenir, contre eux, pendant 30, 45 minutes. Il avait peur de tout. D'aller aux toilettes. D'être seul dans une pièce. Des chiens. Des insectes.
«Je t'en parle et j'en ai encore la chair de poule», dit Jacqueline qui, de sa cuisine, était souvent témoin de ces crises. «Au début, ses yeux étaient morts», ajoute celle qui lui a fait l'école à domicile pendant la dernière année, Isabelle .
Neuf mois plus tard, Simon prépare son entrée à la vraie école. Il est capable de dire bonjour . Il rit, il fait des blagues. Parfois, il se risque à faire des sorties. Il est encore très fragile. Mais, néanmoins, il est transformé, témoignent tous les éducateurs.
«Ici, on peut travailler sur la partie submergée de l'iceberg. Alors qu'ailleurs, faute de temps, on ne travaille que sur ce qui sort de l'eau», résume Michel
Ce n'est pas une partie de plaisir, et non, l'amour ne suffit pas. Il faut aussi une immense dose de patience, mais aussi une douce fermeté, constante. Une mission quasi impossible pour une famille d'accueil, soumise aux aléas de la vraie vie.
Après 18, 24 mois à l' hopital, on espère que plus tard les enfants pourront être conduits ailleurs, dans une famille normale. Le défi de la transplantation ne s'est pas encore posé. Mais on espère qu'ils pourront un jour chanter, avec leur nouvelle famille, la chanson de Barney, le dinosaure. I love you...
Véronique
qui joue avec son ballon de foot