L'émigration des Juifs du Liban a suivi un cours assez différent de celui des Juifs des autres pays arabes. Dirigé par des Arabes chrétiens, le Liban et ses structures politiques permettaient une tolérance relative à l'égard des Juifs. Malgré cette situation relativement favorable, les Juifs se sentirent en danger après la guerre de Kippour, ils émigrèrent alors vers la France, l'Italie, la Grande-Bretagne ou l'Amérique ; une partie d’entre eux s'était établie en Israël en 1967.
En 1974, il restait 1 800 Juifs au Liban, en majorité à Beyrouth. En décembre 1976, une source américaine évaluait leur nombre à 500. Aujourd’hui, une centaine de Juifs seulement vivraient encore au Liban, à Beyrouth principalement. Certains disent même qu’il ne resterait que quarante juifs à Beyrouth, la ville qui abritait autrefois seize synagogues, et dont la dernière est en piteux état.
La synagogue centrale "Maguen Avraham" se trouve au cœur de Beyrouth, tout près des bureaux du Premier ministre Fouad Siniora. La façade de la synagogue présente toujours les colonnes sur lesquelles sont gravées des Maguen David. "Maguen Avraham" reflétait autrefois la vitalité de la communauté juive. Son toit est aujourd’hui arraché. L’état de la synagogue est à l’image de la communauté, vestige.
Comment vivent les Juifs du Liban ? Comment survivent-ils ? Sont-ils organisés en communauté ? Subissent-ils pressions et menaces ? Comment ont-ils vécu la dernière guerre qu’Israël a menée contre le Hezbollah ?
Libanais âgé de 70 ans, "Maurice" ne vit à Paris que depuis trois ans. Né à Damas, que ses parents préfèrent quitter alors qu’il est un jeune enfant, il a passé sa vie à Beyrouth, traversant toutes les périodes, de l’âge d’or au chaos. Il continue d’avoir peur, et demande à ce qu’on ne dévoile pas sa véritable identité.
Homme d’affaires connu au pays du cèdre, il a fréquenté l’élite libanaise. Ou plutôt les élites. Les Chrétiens, les Shiites, la famille Hariri, Walid Jumblatt, et puis les Syriens aussi.
Installé aujourd’hui à Paris, Maurice s’inquiète du sort des derniers Juifs du Liban. "Certains parlent d’une centaine, mais je n’arrive pas à en dénombrer plus de quarante personnes. La vérité doit être dans la moyenne." Maurice sait de quoi il parle. S’il est resté au Liban, c’était pour accomplir une mission. Evacuer les mille derniers Juifs du Liban, "moins les quarante qui sont restés", dit-il, les yeux fermés. Quarante Juifs. Les sacrifiés de l’Histoire.
"Beyrouth était une très belle ville. Les Juifs, les Shiites, les Sunnites et les Chrétiens vivaient ensemble, dans la paix et en bon voisinage. Il n’y avait que très peu de problèmes entre nous. Les seize synagogues de Beyrouth étaient pleines."
Au début de la guerre civile, la plupart des Juifs ont quitté Beyrouth. En 1982, quand Israël envahit le Liban, Maurice croyait à la paix de Sharon, "je croyais que je pourrais habiter à Naharya et travailler à Beyrouth…" La situation des Juifs ne pouvait qu’empirer. Ils devinrent les ennemis des milices du Hezbollah. Maurice fut lui-même victime de kidnapping. Les preneurs d’otage n’étaient autres que les milices Shiites commandées par Nabih Beri, le dirigeant des milices armées Amal, qui est aujourd’hui le porte-parole du Parlement libanais.
A cette période, il ne restait pas plus d’un millier de Juifs au Liban. En 1985, avant le retrait de Tsahal de la zone de sécurité, il restait encore 700 Juifs. Maurice décida de rester et subit trois tentatives de kidnapping. Un de ses proches fut pris en otage en avril 1984 et fut assassiné par le Hezbollah. Il n’était plus possible de mener une vie juive, de rassembler un Minyan ou de se retrouver dans une maison de prière. Les Kurdes et les Shiites prirent le contrôle des lieux juifs. "Maguen Avraham" fut vandalisé, ainsi que le Talmud Torah.
Les Juifs gardèrent des liens avec des responsables politiques chrétiens, ce qui leur garantissait alors un minimum de protection. Certains purent rencontrer Hariri plusieurs fois. Ils lui parlèrent de la possibilité de restaurer la synagogue "Maguen Avraham", fierté des Juifs libanais, construite dans les années 1920.
Des beyrouthins racontent que le Talmud Torah était un immeuble de plusieurs étages qui empêchait la construction d’un parc immobilier financé par la famille Hariri. En 2002, l’ancien Premier ministre libanais proposa aux derniers Juifs de raser l’immeuble du Talmud Torah en échange de la dotation d’un espace de 1500 m², de la réfection du toit de la synagogue et de la rénovation de sa façade.
Mais la promesse ne fut pas tenue. Le Talmud Torah ne fut jamais reconstruit parce que la communauté n’était plus en mesure de financer le projet. "Maguen Avraham" ne fut pas non plus restaurée.
Selon la loi libanaise, la rénovation des propriétés, individuelles ou collectives, est une obligation. En cas d’impossibilité de subvenir aux financements, les propriétés sont alors transférées à l’Etat. Il y a quelques mois à peine, la communauté juive de Beyrouth s’est vue notifier par les autorités municipales l’obligation de procéder aux travaux de rénovation de la synagogue, dans les meilleurs délais.
Près de soixante ans après la création de l’Etat d’Israël, quelques dizaines de Juifs vivent encore à Beyrouth. D’autres seraient aussi installés ailleurs au Liban. La religion juive ne se pratique pas, ou peut-être en secret. Les veilles de Kippour, les familles se rendent sur les tombes de leurs parents disparus. Voilà l’unique "sortie religieuse" de l’année. Les représentants communautaires n’assistent plus aux cérémonies officielles. Ils refusent de recevoir les visiteurs étrangers, qu’ils soient journalistes ou touristes curieux.
En 2007, la communauté juive libanaise fait toujours partie de la société multiculturelle et multi religieuse du pays. Elle est un des dix-sept groupes religieux officiellement reconnus par la nation libanaise.
Maurice a quitté le Liban pour Paris en 2004. Il aura passé vingt à essayer de retrouver les corps juifs assassinés par les milices du Hezbollah, afin de leur offrir une sépulture digne. Il voulait protéger son peuple, et voulait être le dernier juif à quitter le Liban. Et puis, il voulait maintenir une présence juive, même symbolique, pour montrer que la haine contre les Juifs est le résultat de l’ignorance.
L’histoire des derniers Juifs du Liban montre que l'antisémitisme du monde arabe n’est pas seulement l'expression d'une opposition au sionisme. Dans son livre "Juifs et Arabes", qu’il publia il y a plus de trente ans, Albert Memmi, dénonçait le mythe : "Les propagandistes arabes musulmans proclament que ces conflits sont la conséquence du sionisme... D'un point de vue historique, c'est un pur non-sens, le sionisme ne fut pas à la source de l'antisémitisme arabe. La vérité est tout à fait à l'opposé, comme ce fut le cas en Europe. Israël est la réponse à la répression que les Juifs ont rencontrée dans le monde entier, y compris la répression que nous, les Juifs des pays arabes, eûmes à endurer"(1).
Depuis quelques mois, les Juifs du Liban sont l’objet d’une véritable curiosité pour les journalistes de la presse arabe. Le journal saoudien "Okaz" a notamment publié au mois de mars 2006 une série d’articles sur les derniers juifs du Liban. Interrogé, Zeev G. explique qu’il ne prend pas part aux élections, de peur que les médias viennent lui demander "pour qui les Juifs auraient voté"… Il resterait un dernier restaurant beyrouthin tenu par des Juifs, mais la religion des propriétaires est méticuleusement cachée. Les uns savent, mais gardent le secret dans l’intimité de leur histoire. Les autres ne savent pas, et c’est mieux ainsi.
Liza Sarour a également été citée dans "Okaz". Elle ne cache plus son nom. Liza a cinquante ans, mais elle se dit trop vieille, trop pauvre, et trop seule pour avoir encore quelque chose à craindre.
(1) In MEMMI Albert, Juifs et Arabes, éditions Gallimard, Paris, 1974, p. 8.