Baptisons-le Jules pour cette fois. Début décembre 2008, ce jeune salarié d'un cabinet d'architecte de l'agglomération nantaise a eu la surprise de voir sa biographie publiée dans le bimensuel Le Tigre. Ce magazine alternatif a décidé de lui consacrer son "premier portrait Google", collectant mille détails de la vie de cet anonyme "grâce à toutes les traces qu'il a laissées, volontairement ou non" sur des sites de réseau social comme Facebook, Flickr ou YouTube.
L'article qui en résulte est volontairement glaçant. "Bon anniversaire Jules", lit-on en guise d'accroche, avant de découvrir la date anniversaire de l'intéressé. "Tu permets qu'on se tutoie, Jules ? Tu ne me connais pas, c'est vrai. Mais moi, je te connais très bien." S'ensuit un résumé précis des voyages et goûts musicaux de cet homme, ainsi que de ses différentes rencontres amoureuses.
Le Tigre revendique pleinement ce déballage, voulant mettre en exergue "l'idée qu'on ne fait pas vraiment attention aux informations privées disponibles sur Internet et que, une fois synthétisées, elles prennent soudain un relief inquiétant".
Alerté par un ami de la diffusion de ce portrait, Jules a d'abord pris la mésaventure à la légère. "Mais quand j'ai commencé la lecture, cela m'a fait pâlir", rapporte-t-il au quotidien nantais Presse Océan, qui a révélé l'affaire. L'internaute a aussitôt demandé la suppression de l'article mis en ligne sur le site du Tigre. Désormais, seule une version édulcorée et travestie subsiste.
"SOURCES PUBLIQUES"
Jules, qui affirme avoir désormais "verrouillé" sa vie, n'entend pas porter plainte. "Ce serait de toute façon difficilement tenable devant un juge, estime Alex Türk, président de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Le magazine n'a fait qu'utiliser des sources publiques."
Cette mésaventure illustre la complexité de la galaxie Internet. "Le fait même d'entrer dans ce type de réseau, souligne M. Türk, revient à accepter de réduire son périmètre d'intimité."
"Les nouvelles technologies favorisent la confusion des espaces publics et privés, renchérit Dominique Pécaud, sociologue à l'université de Nantes. D'un côté, on glisse vers une privatisation des espaces publics, via notamment la vidéosurveillance. De l'autre, on expose sa vie privée dans des espaces qui sont presque publics. On assiste à un recentrage sur l'individu, comme s'il devenait une institution."
Se pose "une question fondamentale de nature psychologique et philosophique", selon M. Türk : "Qu'est-ce qui fait que les jeunes ont besoin d'exposer leur vie intime et d'apprendre tout de la vie d'inconnus ? Il y a là un étrange phénomène d'exhibitionnisme partagé et de narcissisme mutuel."
La CNIL, indique-t-il, a été sollicitée il y a peu par une autre victime collatérale du Net : "Lors d'un entretien d'embauche, un jeune homme s'est vu présenter une photo de ses fesses. Ses employeurs potentiels l'avaient trouvée sur Internet. Cette image était la conséquence d'une soirée arrosée. Il n'a pas eu l'emploi."
Les vingt-sept CNIL européennes souhaitent proposer "un certain nombre de garde-fous" avant la fin de l'année, afin de permettre aux adeptes du Web d'effacer leurs données dès qu'ils le souhaitent.
Yan Gauchard
paru dans le MOnde.fr