Quand les lumières se sont rallumées, lundi 24 mai au lycée Utrillo de Stains (Seine-Saint-Denis), il y a eu un silence comme une salle de cours n'en connaît jamais : total, pesant, accablé. La même qualité d'attention, sans ricanement ni chuchotement, avait auparavant accompagné la projection d'un extrait de Shoah de Claude Lanzmann. Thème : "Le processus de la mise à mort à Treblinka". Sérénité encore lorsque l'auteur du film a longuement répondu aux questions d'une centaine d'élèves de première et de terminale. "Les cheveux des dames, ils en faisaient quoi ?" "Qu'avez-vous éprouvé en parlant à un nazi ?", "Pourquoi ne parlez-vous pas des Tziganes ?" ""Shoah", qu'est-ce que ça veut dire ?"
Debout face aux lycéens pendant près de deux heures, Claude Lanzmann avait choisi un établissement réputé difficile pour parler à ces élèves, enfants d'immigrés pour la plupart, "à cause de ce qui se passe". Mais de "ce qui se passe", du renouveau de l'antisémitisme, de l'importation du conflit israélo-palestinien, il n'en a été question à aucun moment. Non pas, à l'évidence, que les élèves aient été triés sur le volet ou leurs questions sélectionnées. Mais la vision d'un film "poignardant", selon le beau lapsus d'une lycéenne aux yeux humides, et la présence impressionnante de cet homme au ton grave qui se dit ému et "honoré" d'être là ont imposé non pas un silence soumis mais un respect absolu.
"Quand on voit ce nazi, on sait que c'était vrai, quand on entend ce coiffeur qui a travaillé dans la chambre à gaz, on sait que ça va le hanter toute sa vie", a commenté Djoudi, 17 ans. Enseigner sereinement la Shoah dans le "9-3" serait donc possible ? "Quand j'aborde ce chapitre en classe, j'entends certains élèves dire que les juifs l'ont bien cherché ou que, sous prétexte qu'ils ont subi ça, ils font subir le même sort aux Palestiniens", témoigne un des professeurs d'histoire qui a préparé la rencontre. "Certains de ceux qui font ces réflexions ont assisté à la projection. Mais je pense que la force du film les a "poignardés"." Le DVD de Shoah à visée pédagogique que Jack Lang avait fait éditer quand il était à l'éducation nationale "dort dans les tiroirs", déplore le réalisateur, qui a quitté, ravi, le lycée Utrillo en répétant : "Les élèves, il faut leur parler, il faut aller leur parler."
Philippe Bernard
Le Monde
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 26.05.04