Voici dans sa version française un texte du philosophe André Glucksman qui vient de paraitre dans le Herald Tribune. Une analyse que je partage totalement:
Faite vous un avis.
« Il y a deux choses qu'un peuple démocratique aura toujours beaucoup de peine à faire : commencer la guerre et la finir »Tocqueville.
Les habituels malentendus transatlantiques tournent à la rupture. Il est temps que chacun balaie devant sa porte et scrute les responsabilités de son propre gouvernement. Celles de Paris me paraissent grevées de cinq péchés capitaux.
1. Une entreprise de démolition.
En réplique aux 8+10 états européens solidaires des USA ,J. Chirac scelle à Paris, en grande pompe (10-11 fev. 2003) avec V. Poutine une « alliance pour la paix ». Il ravive ainsi le souvenir, cuisant en Europe centrale, de trois siècles passés à l'ombre ou sous la botte du "grand frère" russe, soviétique ou non. Aggravant le sentiment d'insécurité de nations tout juste libérées, le refus de livrer à la Turquie des armes défensives inquiète : en cas de danger, qui viendrait à leur secours, sinon les USA ? Communauté européenne brisée, OTAN en voie d'éclatement, couple franco-allemand qui se prétend "l'Europe", parle au nom de 25 pays, mais en représente trois seulement (Belgique aidant). Les duettistes font pleuvoir sur les Américains les reproches d'arrogance et d'unilatéralisme qu'il est aisé de leur retourner. Peut-on plus follement scier la branche où l'on se perche ? Est-il façon plus contre productive de travailler à l'unité européenne ?
2. Un scandale moral.
La coalition France-Allemagne-Russie +Chine +Syrie s'autoproclame axe "moral", "camp de la paix". De qui se moque-t-on ? Le "parti de l'anti-guerre" a les pieds dans la guerre. Rappelons aux oublieux le Caucase, où l'armée russe a rasé une capitale, Grozny, semé, dix années durant, entre 100.000 et 300.000 cadavres, soit un Tchétchène sur dix ou cinq (proportionnellement pour la France : entre 6 à 15 millions de tués). Il n'y a pas pire guerre contre les civils aujourd'hui que celle-ci, elle est classée N°1 dans le "genocide watch" du Musée de l'holocauste de Washington (peu suspect de propagande islamiste !). A quoi rêvent nos pacifiques et nos pacifistes quand Chirac assure Poutine (donnant-donnant) de son soutien ? Il est vrai qu'en Tchétchénie l'armée russe ne conduit pas une guerre au sens classique mais organise une boucherie. « Pulvériser à l'explosif des morts et des vivants est la dernière tactique introduite dans le conflit Tchétchène par l'armée fédérale russe(…) Dans le village de Meskyer Yurt, 21 hommes, femmes et enfants ont été fagotés ensemble et pulvérisés à la grenade et à l'explosif, leurs restes jetés dans un trou… »(Newsweek 14/10/2002)
Au nom du « droit international », Paris et Berlin choisissent denouveaux alliés, témoin l'élection, grâce à l'abstention des Européens, de la Lybie à la tête de la Commission des Droits de l'Homme à l'ONU ! Poutine, Iang Zeming, Khadafi, Assad : pourquoi le "camp de la paix" collectionne-t-il les bourreaux ?
3. La réduction de la démocratie à la démagogie.
80% des Occidentaux sont pour la paix, contre la guerre. Qui ne le serait ? Se réclamant de "l'opinion mondiale", délégitimant les autres gouvernements, disqualifiés comme "vassaux" des bellicistes, Paris et Berlin rééditent l'argumentaire des "mouvements de la paix" staliniens. Les révolutionnaires de jadis jouaient "les peuples" contre la "démocratie formelle". Schröeder et Chirac contesteraient-ils à leur tour qu'en bonne démocratie les décisions ne sont prises ni par les instituts de sondage, ni à la bourse, ni dans la rue, mais dans les urnes ? Londres, Prague, Sofia, Madrid et Varsovie alignent des responsables élus aussi représentatifs que Paris et Berlin.
4. Une stratégie de l'impuissance.
La même opinion mondiale voit (à75%) en Saddam un péril pour la paix. En effet, s'il suffit d'un seul pour déclencher un conflit, il faut être deux pour désarmer. Or depuis 12 ans Bagdad ruse et tergiverse. Un Etat malfaisant camoufle sans peine des instruments de terreur biologiques ou chimiques, conviennent les scientifiques. Eterniser les inspections, multiplier les inspecteurs permet au dictateur de jouer les prolongations à l'infini. Le "plan" franco-allemand rappelle l'inutile interposition des casques bleus peacekeepers en Bosnie : donnant du temps au temps, ils finirent à l'occasion otages et boucliers humains, 83 soldats français payèrent de leur vie cette sinistre plaisanterie.
5. Une démission devant l'urgence.
Les bonnes âmes chuchotent : certes le tyran irakien est une crapule, il a torturé, assassiné, gazé. Mais combien d'autres chefs sanguinaires dépeuplent les cinq continents ? Pourquoi s'acharner contre lui ? Parce qu'il fait, à bon escient, davantage peur. Parce qu'il perpétue une permanente poudrière au cœur de la zone des tempêtes. Parce qu'il faut lui interdire de jouer avec des allumettes apocalyptiques.
Imaginons Kim Jong Il, avec son arsenal, régnant en Irak, menaçant de pulvériser, au lieu de Séoul, Ryiad. Quelle terreur alors paralyserait la planète ! Agitant bombe et missiles, il lancerait son OPA sur les trésors d'Arabie pour s'adjuger la toute puissance pétrolière, financière et surtout théologique (La Mecque). Il toucherait alors au but que s'assignaient Khomeiny, puis Saddam en envahissant le Koweit, puis Ben Laden via Manhattan : s'auto-couronner Fürher de l'Islam. Le problème de l'Irak n'est pas celui d'une dictature locale, mais d'un péril mondial. A écouter le pseudo "parti de la paix", il sera toujours trop tôt (l'Irak n'a pas l'arme nucléaire : inutile d'intervenir) ou trop tard (la Corée du Nord possède l'arme nucléaire : trop dangereux) pour interdire, sans condition, un réarmement criminel.
Paris et Berlin campent dans un nuage. On peut et on doit les critiquer sans pour autant attribuer aux stratèges américains une quelconque infaillibilité ou un chèque en blanc.